Au jour le jour - 35

Le plus petit fragment de moi-même est situé non loin d’un monde qui s’abîme dans l’implacable posture d’un corps désastreux éclaté dans la roche. Mes os sont devenus des défaveurs, ma chair triste, et seul mon crâne qui garde en lui toutes les formes de mon ennui, de mon désespoir me ramène à ma stature de bête apprivoisée. Il y a une infinité de mots que je ne dis plus et qui attestent que mon sol est devenu visqueux, sans arpège, que je ne m’y foule plus, et que ses mystérieuses mains levées sont autant de racines élémentaires qui ne saisissent plus rien. Me voilà sans ressource, sans agrément, je ne persiste plus dans aucune protestation, tout est de faille, mon passé est un colosse qui a les pieds dans la tourbe, et que viendront repêcher des chercheurs à la barbe naissante.




Les parieurs au logis de plâtre et de neige misent de leurs doigts gours sur des architectures à la peau noire, c’est le triomphe de la balance et du peson dans ce lieu où la constance est un dispositif auquel personne ne se prête. Lorsque les cartes sont recouvertes, ce sont de blanches carapaces arrangées sur la table comme une implacable mécanique, que l’enchère rend à ses dernières manœuvres inavouables. Les paries sont saisissantes de secondes qui s’efforcent de s’affranchir du cadran, là les visages ont des lenteurs arrachées à des sabliers, à la guigne, et gagnent en fragilité. Beaucoup perdent le combat contre leur ombre, contre des femmes aussi, assises à leur droite, souvent ce sont des reines qui  offusquent leur valet, et lorsqu’elles sont victorieuses elles se débattent comme des algues qu’on a posées sur un ventre mou…

Dans la criaillerie des chiens vermoulus qui vont vers les incendies, la voici avec en gerbes dans ses bras les sinistres bûches de ses routes boréales. C’est sur ses grenats de chair que j’ai parfois posé le front et fait briller, cingler la baïonnette d’un fusil dont le chien fut armé par un autre, que j’ai bleui mes mains après les gels nocturnes quand je la guettais sur les quais, ivre de n’avoir pas au premier rang été retenu. Comme les soirs de fête ne sont plus que d’effrayantes bases où des soldats flambent souls de leurs anciennes nostalgies, dressés comme d’énormes cierges multicolores, je n’y vais plus, je me retire là où le froid coud des poches aux yeux des solitaires.

Quand danse pour les tiers admiratifs la jeune fille avec ses morts annoncées, les officiers aux doigts coupés, dans leur chemise amidonnée, taillée sur mesure, ont dans le regard la moire des bijoux qu’ils auraient aimé lui offrir, du temps où ils étaient moins cruels, je lorgne du côté du ponant pour y établir la plus longue de mes durées. La solitude, qui leur est une paroi glissante est plus haute que leur désir, et c’est toujours avec de grandes et belles femmes qu’ils vont à d’autres baptêmes. Quand les soldats avec leurs galoches boueuses les regardent passer, ils ne les saluent pas, ceux là ont encore des initiatives, de l’entrain, pas le respect de faux derches et des lécheurs de guêtres, et leurs broches prouvent qu’à la guerre ils ont été vaillants, si bien qu’ils peuvent s’épingler sur la poitrine une plume de paon en or, et qu’on ne confond pas avec les médailles des porteurs de faux cols, des faussaires et de faux culs.

J’habite la forme exacte
De la solitude et du désarroi
Mon charroi se retourne
Sur d’épaisses routes gluantes
Sous un soleil de maraîchage
Aux hautes mains des galochards
Ma fatigue est ancestrale
Elle vient d’une terre étroite
Repliée dans mes entrailles
Comme on serre un cadenas
Je suis né pour regarder
La venue du jour surseoir
A tous les crépuscules
Les distances sont mes évasions
Dans l’indicible élan
Qui va aux pointes de la nuit
Ma chambre est sans écho
Les souvenirs ne‘s’accordent plus
A toutes nos naissances
Je veux dormir
Dans les lois universelles
De tous les repentirs
Celles de me taire aussi
J’écris pour m’écarter de moi.
 
Alcool calorifère
Au métal rouge de ta gorge
Bitume déversé sur ta langue
Si j’y succombe
Je me désertifie en toi
Quelques mots vont à tes lèvres
Ils ont l’odeur des heures écartées
Murmures brûlants sous la langue
Je divague
Dans les systématismes
De mes egos tourmentés
Mes yeux sont sous les piqûres
D’insectes faits de craie et d’émail
D’une musique particulière
Comme un cri d’étincelles
Des notes lourdes
De ces orgues redoublées
Venues de ton lointain
Quand nous foulions les parvis
Avant les stériles confessions
Avec nos trésoreries nos déversoirs
D’homme et de femme infatués.

 
Attendre que du jour en larmes inaltérées
Nous fassions un velours de nos ailes froissées
Et qu’au bas ciel où tangue un paquebot en flammes
Y vienne s’y ébranler l’univers d’une femme
 
Celle qui ravivera les eaux d’entre les morts
La chair épaisse opaque taiseuse de souvenirs
Pour qu’au lit souverain sous le dais qui se tord
L’unisson ne soit plus qu’une seule âme qui chavire
 
Car au-delà des lieux où les amours fautives
N’ont bougé que d’absence n’ont bougé que de nom
C’est un monde incréée avec une autre rive
Qui s’ouvre à d’autres cotres pour de nouveaux amonts
 
Il en est des présences comme il est des marais
Où s’embourbent nos vies de poulpes anémiques
Nos bras sont faibles et mous ils ne peuvent supporter
Qu’un seul corps à la fois et qui n’a pas pleuré.


 

Piège du vertige et de l’énigme
Voilà l’homme immobile
Qui a le goût du sang
Dans sa bouche restreinte
Celui de la brûlure
De l’acide destinée
De l’aide ténébreuse
Qui vient des guérisseurs
A la langue de poudre
En invariant
En ne bougeant plus
C’est l’écart du soleil
Qui assombrit nos demeures
Avec nos âmes fastueuses
Qui ne fêtent plus rien
On cracherait du charbon
Que nulle autre que toi
Ne se rapprocherait
De ce corps flambant
Voilà pourquoi mes chroniques
Caresses mal décidées
Par celui qui ne marche plus
Ne vont pas vers toi
Ne sont plus
Qu’une infecte pataugeoire
Des sentiers boueux
Ecrasés sous la lune
Du poids de vos vies
Et qui n’ondulent plus.
 
On cracherait sur nos vieilles rancunes
Que rien n’arrêterait
Ces visages indéfendables
Que sont les nôtres
Dans la déraison
Cratères d’avant la nuit
Nos âmes sont devenues vieilles
Comme des renégats
Qui se défilent qui trichent
Nos poumons nos artères
Sont des écritures acrimonieuses
Des procès
Un moule pris et serré
D’une seule main
Froide bleuie dans le gel
Si tu t’avances
Je me démasque
De mes saloperies de gourmandises
Et toutes les présences convoitées
Te sauteront au visage
Pour une séquestration
Sur le registre d’un temps
Que tu ne connais pas…

Si par un haut signal, la folle allure t’était donnée en couches de bruits simultanées, de bris de roches, de flammes, j’irais jusqu’à toi avec mon nom brillant, et l’étendue de ton sommeil serait l’éclat de nos besoins pris dans l’instant des révérences. Si par un haut signal tu rentrais au port après tes déconvenues crépusculaires, mon territoire serait le tien, et aux grandes arches prises sous le vent, je baiserais ton front et tes mains aux nouveaux saluts, je te dirais la vitesse des jours détendus comme des arbalètes, celle des objets qui tombe toujours de haut et qui ne se brisent pas, que nous ramassons pour les mettre à notre vue sur les plus hauts des degrés et que n’atteint pas le faux amour, ce vieux spécimen décrié par nos gueules ouvertes quand nous avons été des bêtes informes prises dans des éructations et des abois par trop forcés.

Le goût des jets d’encre dans l’encens de la nuit est d’une amertume que distinguent les hommes clairvoyants qui vont à la tyrannie des jeunes filles nubiles assises par paire sur des bancs publics et glissent sur les pistes de danse avec leurs pieds nus, s’y pavanant comme de petites bêtes perverses aux tendresses de jocrisses ; elles ont d’un commun accord mis dans leurs cheveux des rubans de houille, sur leur chemisier des pédoncules d’or que leur agilité rend fragiles à chaque mouvement. Leurs regards sont de culminants cratères où nous aimerions dormir les poings fermés, avec nos nuques raides et des efforts redoutables, pourtant consentis, comme ces virtuoses qui ont ramassé des actinies et n’ont pas les mains sanglantes après les avoir étouffées.
 
Entendez-vous comme vers le centre du jour tout devient capital, nos idées, ces beaux lotus s’irisent à nos lèvres crispées, nos rêves blanchissent quand la nuit perce nos paumes par ses initiations de bête prise dans l’appareillage d’une droiture forcée, avant qu’on ne les calotte sous les arcs et les cintres, là où ont claqué  tant de fouets et de fusils. Entendez comme vers le centre du jour, tout ce qui boue en nous n’est plus délicat, ce sont des poursuivants au pouls accéléré qui nous rejoignent, nous enjoignent aux extrêmes pourritures, nous voulons taire nos rigoureuses saletés venues à nos bouches cramoisies, nous ne savons pourtant que mentir, et le mensonge est un calice renversé, une bouilloire où brûlent nos sombres recoins de houille et de minette.
 
Quand rien à proprement parler n’est plus dans nos paquets de lumière, nous n’allons plus l’un vers l’autre et nos démissions sont des états d’urgence et de calomnies où nous redoublons de vitesse pour nous en extraire en adulte gâté. Nos exigences ne vont plus à des propretés, nous migrons, et de nos origines nous retenons ce qui ne nous agrée plus, nous sommes des soldats mal engagés dans une guerre insalubre, à qui des lieutenants ont donné l’ordre de tirer sur des bêtes mortes. De l’inquiétude nous vient une nouvelle saison de ressentiments, de nouvelles rigueurs d’un hiver de gel et de forfaiture, nous allons  dormir dans le regret d’avoir été de petits hommes qui pleurent et balbutient…

Par là où il veut attaquer le chien se demande toujours où est sa queue, sa queue encapuchonnée, celle qui parfois a des airs de gaulois qui la nuit part à la chasse aux victuailles, dans ces sombres bois qui luisent de vers et qui rament dans l’air liquide comme des crustacés entre deux eaux. Là aussi est la solennelle pauvreté des bêtes qui d’étrange manière ont fait leur lit dans les feuillus, avec leurs crocs st leur courroux, dans cette puanteur de fougères séchées allouées à d’autres natures insolites. C’est dans cette musique de carré marin, que m’est apparue celle qui avait le goût de menthe,de camomille et de nuit mêlées, avec ses yeux aussi profonds qu’une aurore qui n’aurait pas point, et qui m’a soulevé du sol pour me livrer à d’inavouables et folles réjouissances.
 
A la dévastation des souvenirs qui ont de grandes oreilles , de petites lèvres cousues pour taire la morsure, voici que s’adjoint l’arrondi d’une abrupte chute qui entraîne les pourpres rideaux dans une sarabande de sourcières mal employées, s’y entend aussi une musique faite de râles et d’étranglements, légère comme les ailes d’un papillon de nuit avec la méconnaissance de ma main droite et de son habileté à choper des bestioles, c’est l’image d’un vol lointain qui me revient alors en mémoire, quand j’allais vers le canon et la diane avec une buse sur mon épaule, et qui pour ne pas les entendre s’étourdissait dans l’air aux premières notes insaisissables, ce jour n’était pas fait pour le vin ni la fauconnerie, pas plus que pour se prendre le melon, aussi avec des internes et des palucheurs de métier,  je me prêtais à des visites guidées, à des horoscopes aux lourdes bouches, puis allais me baigner dans de sales et basses eaux d’où je ressortais en peluche galucheuse.
 
L’heure est venue d’entendre
Des témoignages qui ne consolent plus
Pétri de lumière crue
J’avance avec mon corps
Pour me jeter
Aux rivages crasseux
Où vont en rythmes désolants
Des bateaux dans l’erre révélée
Par des cercles et des gonflements
D’eau sale croupissante
Le monde a beau
Se retirer de moi
Aucune marée
Ne me retiendra plus
Dans ce monde
Et s’il n’y avait
Dans ma demeure intacte
Cette femme avec ses gestes confiés
Je finirai bien au-delà
Des lieues et des distances
Qui vont de la hune
A cet autre que moi…

Puisque nous consentons
A l’oubli doublé de frayeur
Que peut il advenir
De nos corps lunaires
Si ce n’est
Que nous ne sommes plus
Qu’un effrayant continent
Croqué mâché avachi
Par nos grotesques nostalgies
Nos redoutables nonchalances
Comme autant de ramures
D’étoiles mortes
Que portons nous encore
A nos corps affamés
Qui ne soit
De ce vide méridien
Comme une bête
De parts entières
Non renouvelée
Voilà ce que nous sommes
Et notre sang
Est d’une loi étrange
Singulière qui révèle en nous
Des pierres et des cailloux blancs…
 
 
Dans les sortilèges
De ce vide souverain
Nos voix secrètes se sont tues
L’avenir est une attente
Une éternité
Trop vite interrompue
Nous ne sommes plus
Dans la félicité des bêtes
Attardées à l’abreuvoir
Notre peine est une plaine immense
Parcourue par des vandales
Qui  ne s’enfoncent dans aucune tourbe
Ces fruits que nous avons engendrés
Sont des fils et de filles
Morts de trop tôt
Dans un enfer de givre et de gel
Notre âme ne va plus aux sacrifices
Qui retenaient tant d’éclairs et d’éclaircies
Auréolés d’une clarté montante
Nous ne savons plus
Ce qui et gagné sur le temps
Ce qui est perdu
Le jour cherche sa fin
Dans nos sales ténèbres
Dans ces métamorphoses
Que notre corps attribue au bourdonnement
De nos azurs insaisis…